Chercheuse au CNRS, Virginie Courtier-Orgogozo consacre ses travaux à un organisme minuscule mais d’une importance majeure pour la science : la drosophile, la « mouche des fruits ». Utilisée par des milliers de laboratoires dans le monde, cette petite mouche n’est pas couverte par la réglementation actuelle sur la recherche animale. Dans cet entretien, elle revient sur son parcours, explique pourquoi la drosophile est devenue un modèle incontournable en biologie, et partage sa réflexion sur l’éthique scientifique et notre relation au vivant.

Vous êtes aujourd’hui directrice de recherche au CNRS. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans cette carrière scientifique ? Y a-t-il eu un moment décisif ?
Virginie Courtier-Orgogozo : Au collège, je dévorais les romans de Jules Verne et j’aimais observer les plantes et les animaux dans la ferme de mes parents. Ce qui me fascinait, c’était la découverte de nouvelles choses que personne n’avait jamais faites auparavant. Alors quand j’ai appris l’existence du métier de chercheur, j’ai tout de suite su que c’était ce que je voulais faire plus tard. Mon rêve s’est réalisé quand j’ai décroché un poste au CNRS en 2007 !
La drosophile est au cœur de vos recherches. Pourquoi cet organisme, si petit et pourtant si précieux pour comprendre l’évolution du vivant ?
V. C.-O. : J’ai découvert l’importance de cette mouche en biologie lors des cours de Master donnés par François Schweisguth à l’ENS de Paris. Ce qui m’a plu, c’était le côté très carré et très rigoureux des expériences, et le fait qu’on puisse en déduire des phénomènes de portée générale concernant l’ensemble des êtres vivants. Pour mes recherches, je souhaitais travailler sur un animal, visible à l’oeil nu, et je ne voulais pas utiliser de souris ou de rats. Mon choix s’est donc très vite porté sur la drosophile. C’est une toute petite mouche brune qui se nourrit de fruits pourris dans la nature et qui est très facile à élever au laboratoire. Les travaux de Thomas Morgan sur la génétique de la drosophile, réalisés dans les années 1900, ont fait de cette espèce un organisme modèle, et elle est aujourd’hui étudiée par plusieurs milliers de biologistes dans le monde.
La drosophile est devenue un modèle incontournable
pour étudier le vivant et comprendre des mécanismes universels.

Vos travaux reposent sur l’étude de la mouche. En quoi leur usage est-il essentiel pour vos découvertes ?
V. C.-O. : Je suis membre du Conseil de la « SociĂ©tĂ© EuropĂ©enne de la drosophile » et l’une de nos missions est d’expliquer l’intĂ©rĂŞt du modèle drosophile et de promouvoir la recherche sur la drosophile. Cette mouche possède des muscles, des neurones, un cerveau, l’équivalent d’un coeur, d’un foie, etc. Elle possède plus de 75 % des gènes associĂ©s Ă des maladies humaines. Nous connaissons encore si peu de choses sur le fonctionnement des organismes vivants qu’en Ă©tudiant cette mouche, on dĂ©couvre souvent des processus universels qui s’appliquent aussi aux ĂŞtres humains et aux autres animaux. L’étude de la drosophile permet par exemple de mieux comprendre le cancer, le dĂ©veloppement, le vieillissement ou le sommeil, et de trouver de nouvelles voies thĂ©rapeutiques. Chez la drosophile, les scientifiques peuvent facilement supprimer, surexprimer ou sous-exprimer des gènes dans n’importe quel organe, n’importe quelle cellule, Ă des moments prĂ©cis du dĂ©veloppement ou de l’âge adulte. Les expĂ©riences sont prĂ©cises, rapides et peu coĂ»teuses. Autre atout : on Ă©vite les dilemmes Ă©thiques spĂ©cifiques aux rongeurs et aux primates. La drosophile constitue donc une alternative intĂ©ressante aux autres modèles animaux.
Dans mon équipe à l’Institut Jacques Monod à Paris, nous étudions la colle produite par les larves de drosophile juste avant la métamorphose. Cette colle très adhésive permet à l’animal de rester accroché à une feuille, une tige ou à la peau d’un fruit pendant plusieurs jours, le temps de la métamorphose, et empêche que les fourmis le détachent et le mangent. Nous essayons de comprendre comment cette colle a évolué entre diverses espèces de drosophiles et comment elle adhère, dans le but de développer de nouveaux bio-adhésifs non toxiques pour l’environnement et de mieux comprendre l’adaptation des espèces à leur environnement. Pour l’instant, pour étudier cette colle, il n’y a pas d’alternative à l’utilisation des mouches vivantes, car on ne sait pas encore comment produire cette colle in vitro.
La drosophile possède plus de 75 % des gènes associés à des maladies humaine.
Les drosophiles ne sont pas concernés par la réglementation sur la recherche animale. Pour autant, comment votre laboratoire veille-t-il au respect du bien-être animal ? Quelles sont les règles ou principes éthiques que vous appliquez ?
V. C.-O. : Effectivement, la réglementation actuelle sur la recherche animale concerne les vertébrés et les céphalopodes (pieuvres, sèches, etc.) mais pas les insectes. Néanmoins, des réflexions sont en cours, en France comme à l’étranger, sur la façon de mieux prendre en compte le bien-être des drosophiles, et des insectes en général. Depuis 2024, la société de recherche sur le bien-être des insectes (Insect Welfare Research Society), qui regroupe majoritairement des chercheurs des Etats-Unis et de Grande-Bretagne, publie tous les ans des lignes directrices pour la protection et la promotion du bien-être des insectes dans la recherche. Le principe éthique des « 3R » (remplacer, réduire et raffiner), qui s’applique aux rongeurs et primates, est difficile à mettre en place en pratique pour les mouches. Par exemple, si on laisse une drosophile femelle fécondée toute seule dans un tube avec de la nourriture, on va se retrouver avec des centaines de larves et de mouches adultes deux semaines plus tard ! La difficulté est que la nourriture des mouches adultes sert aussi de lieu de ponte et de nourriture des larves.
Quand on conçoit une expérience avec des drosophiles, il faut essayer de minimiser au mieux quatre éléments : le coût, le temps passé, les déchets et la souffrance des mouches. Dans mon laboratoire, on essaie de respecter quelques règles simples : ne pas garder de vieux tubes remplis de mouches (car les mouches prolifèrent jusqu’à épuisement de la source de nourriture puis meurent de famine), se débarrasser des lignées génétiques dont nous n’avons pas d’utilité immédiate et les recommander aux centres de stockage si besoin (afin de limiter le nombre de mouches en culture au laboratoire), expédier plutôt des larves que des adultes à nos collaborateurs (car pendant le transport, il y a souvent de l’humidité qui se forme sur les parois du tube et les adultes ne réussissent pas à décoller leurs ailes de la paroi humide).
Quand on conçoit une expérience avec des drosophiles, il faut essayer de minimiser au mieux quatre éléments : le coût, le temps passé, les déchets et la souffrance des mouches.
Comment voyez-vous le futur de la recherche animale ?
V. C.-O. : Nous savons encore très peu de choses sur la conscience, l’intelligence et la douleur des divers animaux. Certains proposent une gradation qui suit plus ou moins la phylogénie, avec les primates tout en haut, suivis des mammifères, puis ensuite les autres vertébrés et les céphalopodes, les insectes, etc. A mon avis, cette échelle reflète plutôt notre méconnaissance des organismes vivants. Il est difficile de se mettre à la place d’un autre organisme, surtout s’il ne nous ressemble pas. Il me semble important de continuer à réfléchir à ces questions et de faire au mieux dans les pratiques de recherche, en tenant compte de nombreux paramètres : le réchauffement climatique, l’environnement, mais aussi le bien-être animal. Comme l’explique si bien mon ami philosophe Baptiste Morizot, il est grand temps que notre société cohabite véritablement avec le vivant : il faut essayer d’avoir des « égards ajustés » vis-à -vis des autres êtres vivants, ajustés en fonction des espèces, du stade de développement (larve ou adulte pour les drosophiles), mais aussi du contexte. J’espère que dans quelques années, quand on relira cet entretien, on aura bien avancé sur toutes ces questions et que ce texte nous paraîtra totalement obsolète !
Ce qu’il faut retenir
- La drosophile est devenue un modèle incontournable pour étudier le vivant et comprendre des mécanismes universels.
- Elle possède plus de 75 % des gènes associés à des maladies humaines et permet d’explorer des domaines comme le cancer, le vieillissement ou le sommeil.
- Bien qu’elle ne soit pas couverte par la réglementation actuelle sur la recherche animale, son utilisation en laboratoire s’accompagne déjà de réflexions pour limiter sa souffrance et prendre en compte son bien-être.
