La chirurgie est une discipline exigeante qui demande des annĂ©es dâapprentissage avant quâun praticien puisse rĂ©aliser une intervention en toute autonomie. DerriĂšre chaque chirurgien expĂ©rimentĂ© se cache un long parcours de formation, oĂč la thĂ©orie et la pratique sâentrelacent pour garantir prĂ©cision, sĂ©curitĂ© et maĂźtrise des gestes techniques.
Mais comment apprend-on Ă opĂ©rer ? Quelles sont les Ă©tapes indispensables avant de pouvoir intervenir sur un patient ? Et quel rĂŽle jouent aujourdâhui les nouvelles technologies et les modĂšles vivants dans cet enseignement ?
Dans cet entretien, Thomas Hubert, vĂ©tĂ©rinaire, professeur et directeur du dĂ©partement hospitalo-universitaire de recherche et dâenseignement Ă l’UniversitĂ© de Lille (59), nous Ă©claire sur ce processus rigoureux, les mĂ©thodes employĂ©es et lâĂ©volution des pratiques vers des alternatives rĂ©duisant le recours aux modĂšles animaux.
Ce qu'il faut retenir
- âJamais la premiĂšre fois sur le patientâ : Avant dâopĂ©rer un humain, un chirurgien passe par plusieurs Ă©tapes dâapprentissage, allant de la thĂ©orie aux simulations numĂ©riques, en passant par des modĂšles physiques et la formation par compagnonnage au bloc opĂ©ratoire.
- Un recours aux animaux strictement encadrĂ© : Leur utilisation est une ultime Ă©tape, uniquement lorsquâaucune alternative ne permet de reproduire certains gestes ou rĂ©actions (comme les hĂ©morragies), et toujours dans le respect de rĂšgles Ă©thiques strictes.
- Vers une formation plus technologique : La rĂ©alitĂ© virtuelle, lâintelligence artificielle, la simulation et la bio-impression progressent rapidement, offrant de nouvelles solutions pour rĂ©duire davantage lâutilisation dâanimaux Ă des fins didactiques.
Comment devient-on un bon chirurgien et quelles sont les étapes essentielles de son apprentissage ?
Apprendre la chirurgie, câest un long parcours qui allie connaissances thĂ©oriques et entraĂźnement pratique progressif. Il ne suffit pas de connaĂźtre lâanatomie et les techniques opĂ©ratoires, il faut aussi dĂ©velopper des gestes prĂ©cis et des rĂ©flexes adaptĂ©s.
Un principe fondamental guide toute la formation chirurgicale : âJamais la premiĂšre fois sur le patientâ. Avant de pouvoir intervenir sur un patient (humain), un chirurgien doit sâĂȘtre rigoureusement entraĂźnĂ© et maĂźtriser ses gestes.
Câest pourquoi la formation suit un processus en plusieurs Ă©tapes, de lâapprentissage thĂ©orique jusquâaux interventions sous supervision, systĂ©matiquement par compagnonnage (câest-Ă -dire encadrĂ© par un mentor expĂ©rimentĂ©). Lâanimal nâest jamais utilisĂ© en premier, et ce nâest quâen dernier recours quâil est intĂ©grĂ© Ă la formation, lorsque toutes les autres mĂ©thodes ont Ă©tĂ© exploitĂ©es et validĂ©es.

Avant dâenvisager de pratiquer sur un modĂšle vivant, quelles sont les Ă©tapes que doit suivre un futur chirurgien ?
Avant de poser ses mains sur un patient ou un animal, un Ă©tudiant doit dâabord maĂźtriser les bases et passer par plusieurs phases dâapprentissage.
Tout commence par une formation thĂ©orique approfondie. Les Ă©tudiants consacrent de nombreuses heures Ă apprendre lâanatomie humaine, les maladies et les diffĂ©rentes techniques chirurgicales. Ils Ă©tudient aussi des cas concrets et observent des chirurgiens en train dâopĂ©rer pour comprendre comment se dĂ©roule une intervention.
LâĂ©tape suivante est lâobservation directe en bloc opĂ©ratoire. Les Ă©tudiants assistent aux interventions chirurgicales (soit en observant, soit en sâhabillant pour faire aide-opĂ©ratoire) pour se familiariser avec lâambiance du bloc et la maniĂšre dont chaque geste est exĂ©cutĂ©.
En parallĂšle, les Ă©tudiants sont formĂ©s Ă la simulation sur modĂšles numĂ©riques et virtuels. GrĂące Ă la rĂ©alitĂ© virtuelle et Ă des simulateurs numĂ©riques, ils peuvent sâentraĂźner Ă des gestes prĂ©cis comme la laparoscopie ou la microchirurgie, sans aucun risque pour un patient et sans avoir recours Ă lâanimal. Ces outils leur permettent de rĂ©pĂ©ter les mouvements jusquâĂ ce quâils les maĂźtrisent.
Les Ă©tudiants passent alors Ă des modĂšles physiques inertes, câest-Ă -dire des mannequins ou des organes synthĂ©tiques conçus pour reproduire le comportement des tissus humains. Certains peuvent ĂȘtre imprimĂ©s en 3D et permettent de sâexercer Ă des interventions spĂ©cifiques.
Ce nâest quâune fois toutes ces Ă©tapes validĂ©es que lâentraĂźnement sur modĂšles animaux peut ĂȘtre envisagĂ©.
AprĂšs toutes ces Ă©tapes, une fois leur deuxiĂšme cycle dâĂ©tudes achevĂ©, les Ă©tudiants devenus internes de spĂ©cialitĂ© commencent Ă assister activement les chirurgiens seniors au bloc opĂ©ratoire. Sous la supervision du professionnel diplĂŽmĂ© et aguerri, ils rĂ©alisent dâabord des gestes simples comme la suture de plaies, avant dâaborder des actes plus complexes au fur et Ă mesure de leur cursus dâinternat, jusquâĂ lâautonomisation.
MalgrĂ© toutes ces alternatives, pourquoi est-il encore nĂ©cessaire dâutiliser des modĂšles animaux ?
Les progrĂšs technologiques ont permis de limiter lâutilisation des animaux, mais certaines Ă©tapes restent impossibles Ă reproduire avec des outils inertes.
Quand on opĂšre un patient, son corps rĂ©agit. Il saigne, ses tissus se rĂ©tractent, ses organes bougent. Aujourdâhui, aucun simulateur ne permet encore dâimiter parfaitement ces rĂ©actions.
Prenons lâexemple de la chirurgie cardiovasculaire. Pour apprendre Ă opĂ©rer un cĆur en mouvement, il faut sâentraĂźner sur un modĂšle vivant. Câest Ă©galement le cas pour certaines interventions de microchirurgie, oĂč la prĂ©cision doit ĂȘtre extrĂȘme, notamment pour reconnecter des nerfs ou des vaisseaux sanguins de quelques millimĂštres de diamĂštre. Il est aussi important dâapprendre Ă gĂ©rer une hĂ©morragie avant dâintervenir en urgence chez un patient ; Ă ce jour, aucun modĂšle alternatif robuste nâexiste pour apprĂ©hender ce geste dit dâhĂ©mostase chirurgicale Ă caractĂšre vital.
Cependant, ces entraĂźnements ne sont faits que lorsque câest absolument nĂ©cessaire. Lâobjectif est de limiter leur nombre et de sâassurer que chaque modĂšle animal est utilisĂ© dans les meilleures conditions possibles.

LâidĂ©e dâutiliser des animaux en formation suscite des dĂ©bats. Quelles sont les rĂšgles en place pour encadrer cette pratique ?
LâexpĂ©rimentation animale dans lâenseignement mĂ©dical est strictement rĂ©glementĂ©e. En Europe, par exemple, elle est encadrĂ©e par la directive 2010/63/UE, qui impose des rĂšgles trĂšs strictes.
Avant dâutiliser un animal, un Ă©tablissement doit justifier son recours et obtenir une autorisation officielle. Un comitĂ© dâĂ©thique indĂ©pendant examine chaque programme et vĂ©rifie que lâentraĂźnement ne peut pas ĂȘtre rĂ©alisĂ© autrement. Le ministĂšre autorise alors en dernier recours les pratiques favorablement avisĂ©es par le comitĂ© dâĂ©thique.
Les établissements doivent aussi respecter le principe des 3R :
âą Remplacer par des alternatives dĂšs que câest possible.
âą RĂ©duire le nombre dâanimaux utilisĂ©s au strict minimum.
âą Raffiner les techniques pour limiter au maximum la douleur et le stress.
Tout est fait pour que lâutilisation des animaux soit une derniĂšre Ă©tape, justifiĂ©e et optimisĂ©e.
Quelles sont les mesures concrĂštes mises en place pour garantir que les animaux ne souffrent pas ?
Le bien-ĂȘtre animal est une prioritĂ© absolue, et plusieurs mesures sont prises pour garantir des conditions optimales.
Les animaux sont hĂ©bergĂ©s dans des environnements adaptĂ©s, avec des conditions de vie respectant des normes strictes. Ils sont suivis par des vĂ©tĂ©rinaires spĂ©cialisĂ©s et des Ă©quipes techniques expĂ©rimentĂ©es, qui sâassurent de leur Ă©tat de santĂ© avant, pendant et aprĂšs chaque entraĂźnement.
Lorsquâune intervention est rĂ©alisĂ©e, lâanesthĂ©sie et la prise en charge de la douleur sont obligatoires. Aucune procĂ©dure douloureuse nâest effectuĂ©e sur un animal Ă©veillĂ©. AprĂšs lâopĂ©ration, des mĂ©dicaments antidouleur sont administrĂ©s suffisamment de temps pour garantir leur confort.
Les animaux ne sont jamais utilisĂ©s sur de longues pĂ©riodes et ne subissent pas de souffrances inutiles. Lorsquâils ne peuvent plus ĂȘtre rĂ©utilisĂ©s, une euthanasie sans douleur est pratiquĂ©e sous supervision vĂ©tĂ©rinaire et aprĂšs anesthĂ©sie gĂ©nĂ©rale, comme cela est fait la plupart du temps dans les structures vĂ©tĂ©rinaires lors dâeuthanasie dâanimaux de compagnie pour raisons mĂ©dicales.
Enfin, des formations en Ă©thique animale sont obligatoires pour tous les professionnels qui encadrent ces sessions, afin de sâassurer que chaque geste est fait avec respect et responsabilitĂ©.
Avec les progrĂšs des technologies, peut-on envisager une formation chirurgicale sans recours aux modĂšles animaux ?
Câest un objectif que nous visons mais qui nâest clairement pas atteignable dĂšs aujourdâhui. GrĂące aux nouvelles technologies, le nombre dâanimaux utilisĂ©s diminue chaque annĂ©e.
Lâintelligence artificielle et la rĂ©alitĂ© virtuelle vont jouer un rĂŽle clĂ© dans les annĂ©es Ă venir. On travaille aussi sur la bio-impression, qui permettrait de crĂ©er des organes artificiels de plus en plus rĂ©alistes. La simulation a Ă©galement une place prĂ©pondĂ©rante en formation chirurgicale.
Mais pour certaines spĂ©cialitĂ©s, lâapprentissage sur un tissu vivant restera encore nĂ©cessaire. Tant que les alternatives ne sont pas suffisamment avancĂ©es, nous devons trouver un Ă©quilibre entre progrĂšs technologique et formation de qualitĂ©.
Tant que les alternatives ne sont pas suffisamment avancées, nous devons trouver un équilibre entre progrÚs technologique et formation de qualité.
Un dernier mot pour conclure ?
Former un chirurgien, câest un processus long et exigeant, qui Ă©volue avec les innovations. La formation dite multi-modale (par simulation, sur cadavre et enfin sur animal vivant anesthĂ©siĂ©) demeure essentielle pour couvrir exhaustivement lâapprentissage chirurgical. Aujourdâhui, nous faisons tout pour rĂ©duire lâutilisation des modĂšles animaux et garantir quâils ne sont utilisĂ©s que lorsquâil nây a aucune autre alternative fiable.
Lâavenir est Ă une formation plus technologique, plus respectueuse du vivant, et toujours guidĂ©e par un seul objectif : garantir la meilleure prise en charge possible pour les patients.