Ă travers les siĂšcles, les seiches, les poulpes ou encore les calmars ont colonisĂ© les mers du monde entier. Ces diffĂ©rents membres de la famille des cĂ©phalopodes ont ainsi su sâadapter Ă des milieux trĂšs diffĂ©rents tout en manifestant des comportements complexes. Cela a poussĂ© les scientifiques Ă sâinterroger sur leurs propriĂ©tĂ©s cognitives. Ă Luc-sur-Mer, CĂ©cile Bellanger – enseignante chercheuse en neurobiologie de lâuniversitĂ© de Caen Normandie et au sein du laboratoire EthoS â dirige une station marine oĂč elle scrute le comportement des seiches. Elle contribue ainsi Ă rĂ©pondre Ă des questions fondamentales sur le cerveau, ses capacitĂ©s et son Ă©volution.
Ce qu'il faut retenir
- Le cerveau des céphalopodes est totalement différent de celui des mammifÚres et des autres mollusques.
- Il existe toutefois des similitudes dans les phénomÚnes biologiques impliqués dans le processus de mémorisation chez la seiche, le poulpe et la souris !
- LâĂ©tude du cerveau des cĂ©phalopodes permet dâen savoir plus sur le cerveau en gĂ©nĂ©ral et son Ă©volution Ă travers les diffĂ©rentes espĂšces.

Pouvez-vous nous prĂ©senter votre domaine dâexpertise et la particularitĂ© des modĂšles animaux sur lesquels vous travaillez ?
CĂ©cile Bellanger : Je suis spĂ©cialiste en neurobiologie des comportements, des apprentissages et de la mĂ©moire chez la seiche et je mâintĂ©resse depuis peu Ă la neurobiologie du comportement du poulpe. Nous observons un intĂ©rĂȘt croissant du grand public pour ces animaux dont lâintelligence et la sensibilitĂ© ont Ă©tĂ© mis en avant, entre autre rĂ©cemment, dans le documentaire « La sagesse de la pieuvre » (2020) disponible sur Netflix. Or, nous travaillons sur ces aspects depuis trĂšs longtemps ! Jâai commencĂ© mes travaux sur la seiche commune qui est prĂ©sente dans la Manche (Sepia officinalis) au milieu des annĂ©es 1990, alors que jâĂ©tais encore Ă©tudiante.
La seiche et le poulpe sont des cĂ©phalopodes. Ils font donc partie de lâembranchement des mollusques au mĂȘme titre que les moules ou les escargots. Ă priori, personne ne sâattend Ă des prouesses cognitives et comportementales chez ces animaux. Pourtant, le cerveau des cĂ©phalopodes est bien plus complexe et plus gros que celui des autres mollusques. Il nâa rien Ă voir avec celui des mammifĂšres et des autres vertĂ©brĂ©s. Toutefois, le rapport entre la taille de leur cerveau et celle des animaux leur est similaire. Le systĂšme nerveux des cĂ©phalopodes dispose dâenviron 500 millions de neurones. Câest bien moins que nous (environ 85 milliards), mais câest plus quâune souris (75 millions environ). Nous Ă©tudions donc des modĂšles animaux dont le cerveau est un intermĂ©diaire entre le mollusque et le vertĂ©brĂ© et qui sont capables de cognition, c’est-Ă -dire de comprendre le monde qui les entoure.
Les seiches ont une mémoire complexe et à long terme.
De quoi traitent vos recherches en neurosciences sur ces animaux ?
C.B : Ma question de recherche principale est la suivante : quâest-ce qui, dans un cerveau, est indispensable pour que des capacitĂ©s cognitives Ă©mergent ? Comme les hypothĂšses Ă©laborĂ©es chez les vertĂ©brĂ©s ne sont pas directement transfĂ©rables aux cĂ©phalopodes, tout reste Ă faire. Dâautres travaux que les miens ont ainsi dĂ©montrĂ© que les seiches ont une mĂ©moire complexe et Ă long terme, quâelles ont une notion du temps, ou encore quâil existe des phases dâapprentissage dĂšs les stades embryonnaires qui auront des rĂ©percussions sur le jeune individu plus tard. Autrement dit, lâanimal apprend dĂ©jĂ alors quâil se dĂ©veloppe dans son Ćuf.
Pour ma part, je me suis particuliĂšrement intĂ©ressĂ©e Ă la rĂ©gion du cerveau impliquĂ©e dans lâapprentissage. Avec mes collĂšgues, nous avons dĂ©montrĂ© que, selon la localisation dâune lĂ©sion au sein de cette structure, la seiche prĂ©sentait des dĂ©ficits dâapprentissage et de mĂ©morisation spatiaux et notamment des difficultĂ©s Ă retenir un chemin pour atteindre un abri.

Quâest-ce que cela nous apprend sur le processus de mĂ©morisation et le comportement de ces espĂšces ?
C. B : Nous avons recherchĂ© si un parallĂšle avec une observation faite sur la souris Ă©tait possible. Des chercheurs ont trouvĂ© de la plasticitĂ© synaptique, c’est-Ă -dire la capacitĂ© des zones qui relient les neurones Ă moduler lâactivitĂ© plus ou moins intense de ces derniers. Cette observation a Ă©tĂ© faite au sein de lâhippocampe de la souris, une structure comparable Ă celle que jâĂ©tudie dans lâapprentissage chez la seiche. Or, ce qui nous intĂ©resse en particulier, câest le rĂŽle de cette plasticitĂ© dans la potentialisation Ă long terme. Il sâagit dâun phĂ©nomĂšne neurobiologique qui serait fortement impliquĂ© dans les processus de mĂ©morisation. Nous avons ainsi dĂ©montrĂ© quâil y avait bien de la plasticitĂ© synaptique dans la structure cĂ©rĂ©brale de la seiche impliquĂ©e dans lâapprentissage, ainsi que chez le poulpe, mais pas au mĂȘme endroit !
Ce dernier rĂ©sultat est intĂ©ressant, car les cerveaux de ces animaux se ressemblent beaucoup. Les connexions qui entrent et sortent de ce lobe cĂ©rĂ©bral sont les mĂȘmes. Toutefois, si nous regardons leur comportement, nous nous rendons compte quâils ont des modes de vie trĂšs diffĂ©rents. Le poulpe est un animal tactile qui touche tout ce qui lâentoure, alors que la seiche favorise lâobservation visuelle. Finalement, câest peut-ĂȘtre logique que les entrĂ©es privilĂ©giĂ©es pour lâapprentissage et lâanalyse de leur environnement diffĂšrent entre les deux espĂšces.
La neuroĂ©thologie vise donc Ă comprendre ce qui se passe au niveau cĂ©rĂ©bral lorsque lâanimal rĂ©alise des comportements naturels.
Vos recherches sâinscrivent dans le cadre de la neuroĂ©thologie. Quâest-ce que cela signifie ?
C. B : Lâobjectif de la neuroĂ©thologie est de poser des questions Ă©cologiquement pertinentes. Par exemple, est-ce que dĂ©montrer quâun animal est capable de compter a un intĂ©rĂȘt dans la nature ? Cette discipline se concentre donc sur des comportements qui ont du sens pour lâanimal. Je me suis par exemple beaucoup intĂ©ressĂ© Ă la capacitĂ© de camouflage de la seiche qui requiert dâimportantes ressources cognitives et une intĂ©gration sensori-motrice poussĂ©e. En effet, leur cerveau contrĂŽle des millions de chromatophores, des cellules cutanĂ©es que la seiche dilate ou contracte en une fraction de seconde pour faire apparaĂźtre diffĂ©rentes couleurs. Cette capacitĂ© est liĂ©e Ă son sens innĂ© de lâobservation, alors quâelle voit en noir et blanc. Elle peut Ă©galement rĂ©aliser des motifs et changer la texture de sa peau qui devient lisse ou rugueuse selon le substrat sur lequel elle se trouve. Elle peut aussi adopter des postures avec ses bras. Tout cela est contrĂŽlĂ© par le cerveau. La neuroĂ©thologie vise donc Ă comprendre ce qui se passe au niveau cĂ©rĂ©bral lorsque lâanimal rĂ©alise des comportements naturels.

Comment procédez-vous pour étudier les comportements naturels ?
C. B : Avant toute observation, nous rĂ©flĂ©chissons aux problĂ©matiques auxquelles sont confrontĂ©s ces animaux dans la nature. Puis, pour Ă©tudier ce qui se passe dans leur cerveau, nous avons parfois recours Ă des biais artificiels. Par exemple sur le camouflage, nous avons travaillĂ© en jouant sur la couleur du fond des bacs avec un damier ou un fond monochrome qui nâexistent pas dans la nature, mais qui permettent dâinduire le comportement de camouflage.
De fait, une seiche nâagit pas spontanĂ©ment. Il faut trouver les stimuli pour lâinciter Ă aller Ă un endroit, rĂ©aliser une action, etc., sans la stresser. Les protocoles dâapprentissage et la stimulation par la rĂ©compense nous permettent souvent dâinduire un comportement, dâĂ©tudier la plasticitĂ© comportementale et donc dâobserver comment les seiches sâadaptent. Ensuite, câest un travail de dĂ©duction. Si lâanimal est capable dâapprendre telle chose, cela signifie quâil voit ces types de signaux et quâil capte tel type dâinformation.
Les recherches sur le cerveau des seiches peuvent Ă©galement bĂ©nĂ©ficier Ă des Ă©tudes dâĂ©cotoxicologie. Pouvez-vous nous en dire plus ?
C. B : En effet, comme nous Ă©tudions des animaux sauvages, ces derniers sont particuliĂšrement intĂ©ressants pour Ă©tudier lâimpact de polluants marins sur leur survie. Habituellement, les Ă©tudes dâĂ©cotoxicologie se contentent de dĂ©terminer si un produit est lĂ©tal ou non, sâil engendre des malformations Ă la naissance ou pas. Depuis le dĂ©but des annĂ©es 2010, nous faisons de lâĂ©cotoxicologie comportementale afin dâĂ©valuer les effets de polluants sur le fonctionnement de leur cerveau. Si un produit perturbe ce dĂ©veloppement, les comportements peuvent changer sur le long terme et affecter les aptitudes Ă la chasse, le camouflage, ou encore la reproduction. In fine, ils impactent la survie de lâanimal. Ces informations, associĂ©es aux rĂ©sultats sur dâautres espĂšces marines, peuvent ensuite soutenir des politiques de protection locales.

Que nous apportent les connaissances acquises sur le cerveau des seiches au-delĂ dâune meilleure comprĂ©hension de la cognition de ces animaux ?
C. B : Les mammifĂšres, les insectes ou encore les cĂ©phalopodes divergent les uns des autres de par la structure et lâorganisation de leur cerveau. Mener des Ă©tudes comparatives en neurosciences sur ces diffĂ©rentes espĂšces permet de rĂ©pondre Ă des questions plus vastes sur le phĂ©nomĂšne dâĂ©volution parallĂšle.
Par exemple : comment un comportement ancestral a-t-il Ă©voluĂ© selon les embranchements ? A-t-il Ă©mergĂ© en parallĂšle chez diffĂ©rentes espĂšces car il y avait un intĂ©rĂȘt adaptatif ? Comment les rĂ©seaux de neurones doivent-ils ĂȘtre organisĂ©s pour quâapparaisse une plasticitĂ© comportementale qui permet aux espĂšces de sâadapter aux variations de leur environnement ? Nous savons dĂ©jĂ que les synapses fonctionnent Ă peu prĂšs de la mĂȘme façon dâune espĂšce Ă lâautre et que les neurotransmetteurs sont gĂ©nĂ©ralement les mĂȘmes. Existe-t-il alors un minimum commun entre les cerveaux de toutes ces espĂšces ? Comme vous pouvez le voir, il y a encore de nombreux mystĂšres Ă percer. De fait, travailler sur les cĂ©phalopodes apporte des connaissances au sens large sur le cerveau et son Ă©volution. Le but ultime est de trouver des Ă©lĂ©ments de rĂ©ponse Ă la grande question : pourquoi et comment un cerveau se construit-il de telle ou telle façon ?
L'utilisation des céphalopodesen France
- Selon les statistiques 2021, les céphalopodes représentent 0,1 % des animaux utilisés à des fins scientifiques en France.
- 90 % des utilisations sont en recherche fondamentale et 10 % Ă des fins de protection de lâenvironnement.